La nuit de l’oracle

New York, un écrivain, un carnet – un bleu et pas un rouge –, le hasard, une pointe de mystère et une mise en abîme, on est bien chez Paul Auster. Installez-vous confortablement et profitez de ce bon moment. Tout le monde connaît l’histoire du gars qui sort acheter des cigarettes et qui ne revient jamais. Eh bien c’est un peu cette histoire, mais en plus subtil. Sidney Orr, le personnage écrivain de Paul Auster, va se lancer dans l’écriture d’un roman dont l’idée lui a été soufflée par son ami et l’ami de sa femme – vous verrez, ce n’est pas anodin – lui aussi écrivain John Trause. Il s’agit de reprendre à son compte une anecdote racontée par Sam Spade le détective du roman de Dashiell Hammett Le faucon de Malte1. Elle est connue sous le nom de “parabole de Flitcraft”. Flitcraft, raconte Spade, est un homme bénéficiant d’une vie confortable, d’une famille, de l’argent, bref quelqu’un qui, comme l’on dit, a tout pour être heureux. Mais un jour, il quitte son travail et disparait. Que lui est-il arrivé ? Eh bien en allant déjeuner, il manquât d’être tuée par la chute d’une poutre tombée d’un immeuble en construction. Le souffle de la mort lui fit prendre conscience que l’existence peut s’arrêter d’un moment à l’autre et qu’il est temps de mettre de côté sa vie rangée pour en vivre une nouvelle. La morale – puisqu’il s’agit d’une parabole c’est-à-dire d’une allégorie – ne se trouve paradoxalement pas dans cette prise de conscience subite, mais dans la fin de l’histoire. Lorsque Spade croise Flitcraft des années plus tard, il vit sous le nom de Charles Pierce – ce qui semble être une référence au philosophe Charles Sanders Peirce – dans une autre ville. Il a un nouveau travail, une nouvelle femme et un bébé. Bref, Flitcraft a quitté sa précédente vie pour en recréer une similaire, il est revenu à sa vie d’avant. ...

Une fille, qui danse

Une fois n’est pas coutume, – et je vais faire plaisir à Olivier Mannoni, le traducteur de Martin Suter et ancien président de l’ATLF (Association des Traducteurs Littéraires de France), qui avait écrit un commentaire en réponse à mon billet consacré au Diable de Milan – je vais débuter cet article en parlant traduction. Dans Une fille, qui danse, c’est d’abord la virgule figurant dans le titre qui m’a interpelé lorsque j’ai observé la couverture. Ensuite, j’y ai repensé et me suis interrogé sur son sens lors de la lecture. Il semblait seulement faire écho à un épisode anecdotique du livre – après tout pourquoi pas. Lorsque j’ai reposé le livre une fois terminé, cette question du titre m’agaçait encore l’esprit et j’ai donc vérifié ce qu’il donnait dans sa version originale – cette fois, je savais sans le moindre doute qu’il s’agissait d’une traduction – : The sense of an ending. Il n’y a pas besoin d’être très doué en anglais pour s’apercevoir que ces deux titres n’ont rien à voir. Pour en parler qui est mieux placé que le traducteur lui-même, Jean-Pierre Aoustin, que nous avons la chance de lire sur le blog de l’ATLF – tiens nous y revenons, désolé j’ai coupé deux commentaires car je ne voulais pas trop en dévoiler sur l’intrigue : ...

Musique absolue

Le public n’en revient pas de ce qu’il a entendu. À la dernière mesure, il n’applaudit pas, il reste muet, on entend juste le souffle du micro, ensuite seulement quelques applaudissements partent, des applaudissements timides, puis encore un silence, et la salle explose en salves longues et bruyantes. Munich. 7 novembre 1983. Symphonie n°6 de Beethoven dite Pastorale. Si vous me demandez quel est mon enregistrement préféré de Carlos Kleiber, vous avez votre réponse. ...

La déesse des petites victoires

Une documentaliste, Anna, est chargée par l’IAS (Institute for Advanced Study) de Princeton de récupérer les archives de Kurt Gödel, son Nachlass. Pour ce faire, elle va devoir amadouer le cerbère qui les garde, Adèle la veuve du célèbre logicien et mathématicien. Le récit se déroule sur deux plans temporels. Le présent relate les relations entre Adèle et Anna et la vie privée de cette dernière – pas très réjouissante. Le passé, au travers des souvenirs d’Adèle, raconte une vie aux côtés du génie Kurt Gödel – pas très réjouissante. Les deux récits ne sont pas d’un intérêt égal. ...

Glamorama

Un livre peut-il être périmé ? En lisant Glamorama, il semblerait que la réponse est oui. Je ne sais pas s’il pourrait être lu par une personne ne se trouvant pas dans la bonne tranche d’âge. C’est-à-dire quelqu’un qui avait entre 20 et 30 ans dans les années 90. Comment alors ne pas être submergé par la liste pléthorique – jusqu’à l’indigestion – de célébrités (people) citées. Bret Easton Ellis a atteint le seuil ultime du name dropping, il a établi un record. Heureusement – ou pas – je suis dans la tranche d’âge éligible et je n’ai donc eu aucun mal à me souvenir des quelques peoples tombés depuis dans les oubliettes du star system – qui se souvient aujourd’hui du groupe suédois Ace of Base ? ...

Kennedy et moi

J’ai du mal à parler de ce livre. Pourtant je l’ai beaucoup aimé. Peut-être que mon manque d’inspiration est lié à son sujet, diffus et finalement assez commun. Il met en scène une famille qui s’est fissurée et est prête a éclater. En fait, le coeur a déjà éclaté mais une fine couche à la surface permet de la maintenir à flot. Les enfants sont grands (une fille et deux fils, des jumeaux) et la famille n’est désormais composée que d’adultes qui n’ont plus grand chose en commun – je dirais même que tout oppose. Le plus atteint de tous est incontestablement le père – disons que c’est lui qui supporte le plus difficilement le poids de cette situation. Depuis un pétage de plomb mémorable en public, cet écrivain n’a plus écrit une ligne et navigue entre neurasthénie et folie pure. ...

Permission

Prenez un fond de 19841, ajoutez-y une bonne dose de Fahrenheit 4512, assaisonnez d’une pincée de Kafka, modernisez le tout et vous obtenez Permission. Mon raccourci est un peu facile mais il s’agit bien, comme pour ses illustres prédécesseurs, d’une dystopie. L’histoire se déroule ici au sein d’une entreprise qui officie dans le domaine politique. Elle joue un rôle dans le processus complexe des négociations entre états – nous en savons quelque chose en tant qu’européens.Le protagoniste de cette histoire est chargé d’établir les comptes rendus des débats et des réunions. Il va sans dire que ses écrits se doivent d’être impartiaux et rédigés de façon formelle. L’écriture réside donc au coeur de son activité professionnelle. Il l’utilise également à des fins personnelles puisqu’il rédige également un journal. C’est au travers de ce journal que nous découvrons l’histoire. ...

La théorie de l'information

On a beaucoup parlé de La théorie de l’information lors de la rentrée littéraire 2012 dont il a été LE premier roman. Est-ce que toute cette couverture médiatique était méritée ? Eh bien la réponse est oui, sans hésitation. Tout le monde connaît un peu l’histoire qui est celle de Pascal Estranger créateur de la société Ithaque et du fournisseur d’accès Internet Démon double romanesque du puissant patron d’Iliad, la maison mère de Free, le prophète des temps modernes Xavier Niel. ...

Le rapport de Brodeck

On vient de confier à Brodeck une lourde tâche. Alors qu’il n’avait rien demandé, c’est tombé sur lui. Il a désormais la charge de raconter ce qu’il s’est passé cette fameuse nuit de l’Ereigniës. Pour s’acquitter de sa mission, il va devoir lire au fond de l’âme des habitants du village et finira par explorer la sienne réduite en bouillie, à l’état de viande hachée, par la guerre et les camps. Il devra découvrir qui est vraiment l’homme que l’on appelle Vollaugä (yeux pleins), De Murmelnër (le murmurant), Mondlich (lunaire), Gekamdörhin (celui qui est venu de là bas) mais que tout le monde s’accorde finalement à nommer tout simplement l’Anderer (l’Autre.) Celui qui est arrivé un jour sans prévenir dans ce village balafré par la guerre. ...

Messieurs les enfants

Dès les premières lignes, on reconnaît le style caractéristique de Daniel Pennac. Un style simple, vivant et faussement naïf. Voici le sujet du livre: Vous vous réveillez un matin, et vous constatez que, dans la nuit, vous avez été transformé en adulte. Complètement affolé, vous vous précipitez dans la chambre de vos parents. Ils ont été transformés en enfants. Racontez la suite. Cette rédaction a été donnée comme punition à trois gamins, trois copains par un professeur craint des élèves depuis des générations, le terrible Crastaing. C’est un exercice proche de celui réalisé par Jirō Taniguchi dans Quartier lointain où il imaginait un adulte redevenant l’enfant qu’il avait été. ...

La carte et le territoire

Ce n’est pas mon livre préféré de Houellebecq mais c’est certainement le plus consensuel. Adieu les provocations, le duo des sujets polémiques sexe & religion. Le Goncourt est à ce prix. Même si ça ne fait pas tout, il est quand même dommage de renoncer à voguer à contrecourant de la bien-pensance et à jeter des pavés dans la marre. S’il a clairement renoncé au sexe dans ce roman “La sexualité est une chose fragile, il est difficile d’y entrer, si facile d’en sortir.”, il n’hésite pas à égratigner quand il en a l’occasion, tiens Mitterrand – pourquoi lui ? – prends ça : “Il revoyait les affiches représentant la vieille momie pétainiste sur fond de clochers, de villages.”. Pourquoi la littérature s’interdirait-elle d’aborder certains sujets, pourquoi devrait-elle être hypocrite et ne pas représenter le monde tel qu’il est avec sa variété d’opinions et de discours ? ...

L'absent

“Comment un homme qui a gouverné l’Europe peut-il se retrouver sur un îlot avec les pouvoirs d’un sous-préfet ?” La question posée par Patrick Rambaud dans l’auto-entretien figurant à la fin du livre le résume à elle seule. Le contraste est tellement fort entre l’Empire, la Grande Armée et cette île minuscule où vit une poignée d’habitants qu’il en devient un ressort comique: Le comte Bertrand indiqua de l’ongle un point perdu en mer à côté de la Corse. – On dirait un puceron. – C’est pourtant l’île d’Elbe. – Une île, ça ? Un rocher, oui. ...

Les fleurs

L’histoire est toujours la même, celle du hasard, une rencontre. Si banal finalement et pourtant toujours aussi troublant. Comment une telle conjonction d’évènements a pu se produire pour aboutir à ce résultat ? Ce qui est original dans ce roman ce n’est donc pas l’histoire, j’entends la chaîne des évènements et des actions qui se produisent. Non, ce qui est intéressant, c’est ce qui se passe dans les coulisses, dans la tête des personnages. Christian Gailly nous en ouvre grand les portes et les met au premier plan, sur le devant de la scène. Alors, l’intérêt n’est plus le même car il s’en passe des choses dans la tête des gens. Une idée qui pointe son nez, un remords qui agace, un souvenir qui déboule ou une impression qui tamise de son éclairage unique une scène de la vie quotidienne. Dévoiler cette vie intérieure pour mieux comprendre les raisons, parfois complètement irrationnelles, qui animent les personnages se nomme en littérature courant de conscience. Ce procédé est parfois difficile à suivre mais permet d’appréhender pleinement la complexité de la psychologie des personnages. ...

Lac

Lac quel titre étrange. C’est paradoxalement un titre court – 3 lettres et pas de sous-titre, on peut difficilement faire mieux – et très énigmatique, il ne nous donne aucune indication sur le contenu du livre. C’est en fait un titre très echenozien (Nous trois, Un an, Au piano, Ravel, Courir, Des éclairs) ou plus généralement emblématique des Éditions de Minuit. Il ressemble à sa prose, raffinée et distillée pour obtenir un texte ciselé et épuré. Il faut lire lentement, savourer chaque phrase pour en apprécier le juste équilibre, le raffinement dans le choix des mots et dans leur agencement. Il n’y en a ni trop, ni pas assez, juste ce qu’il faut, c’est du très bon “minimalisme”. ...

Il neigeait

Le titre Il neigeait vient de l’anaphore (figure de style – remise au goût du jour par François Hollande lors du débat de l’entre-deux-tours des élections présidentielles 2012 “Moi président de la République, […]” – qui consiste à répéter un même segment en tête d’un vers ou d’une phrase afin d’obtenir un effet de symétrie ou d’insistance) utilisée par Victor Hugo dans un poème du recueil Les Châtiments intitulé l’Expiation : ...

L'appareil-photo

Le roman raconte presque rien ou presque tout selon le point de vue, la perspective que l’on adopte. D’ailleurs, Jean-Philippe Toussaint annonce la couleur dès la première phrase du livre : C’est à peu près à la même époque de ma vie, vie calme où d’ordinaire rien n’advenait, que dans mon horizon immédiat coïncidèrent deux évènements qui, pris séparément, ne présentaient guère d’intérêt, et qui, considérés ensemble, n’avaient malheureusement aucun rapport entre eux. ...

Thérapie

Ce roman a un seul défaut, il est un peu long. Pour le reste, c’est du bon David Lodge. Sa victime – on peut parler ainsi car il ne l’épargne pas – est un scénariste de série télé Lawrence Passmore dit “Tubby”. La série qu’il a créé rencontre un franc succès et est diffusée a une heure de grande écoute sur l’une des chaînes principale – c’est une sorte de Plus belle la vie. Il a donc de l’argent, il est marié depuis longtemps à une femme qu’il aime, les enfants sont partis de la maison pour vivre leur vie. Tout est donc pour le mieux. Pourtant une douleur chronique au genou vient lui gâcher les jours heureux qu’il devrait couler. Adapte des thérapies en tout genre, il va tout essayer pour s’en débarrasser mais le mal semble plus profond, peut-être d’ordre psychosomatique. ...

Samedi

Que peut-il se passer un samedi dans la vie d’un neurochirurgien ? Ne vous attendez pas, comme chez le docteur House, à une succession de cas cliniques plus improbables les uns que les autres. Le samedi est un jour de repos même chez les demi-dieux que sont les neurochirurgiens. Henry va donc le consacrer à deux choses très importantes: lui-même et sa famille. Il a donc prévu de prendre tout d’abord un peu de temps pour lui en allant jouer au squash puis de consacrer le reste de la journée aux préparatifs du repas du soir auquel toute la famille est conviée. Sa femme et son fils vivant avec lui mais aussi et surtout son beau-père, un poète, et enfin sa fille résidant à l’étranger pour ses études. Bien évidemment, rien ne va se passer comme prévu à commencer par une nuit écourtée. ...

La bataille

C’est à Balzac que nous devons l’idée de ce livre : Pas une tête de femme, des canons, des chevaux, deux armées, des uniformes ; à la première page le canon gronde, il se tait à la dernière ; vous lirez à travers la fumée, et, le livre fermé, vous devez avoir tout vu intuitivement et vous rappeler la bataille comme si vous y aviez assisté. Il en parlait lui-même en ces termes dans une lettre adressée à Madame Hanska. Intrigué qu’il n’ait pas mené ce projet à bien, Patrick Rambaud a repris le flambeau, relevé le défis. Et de quelle façon, ce livre est génial ! En seulement trois cent pages il nous transporte sur le champ de bataille aux côtés de Napoléon. Mais pas seulement, le lecteur va discuter avec les maréchaux, combattre auprès des cuirassiers et des voltigeurs et même vivre le combat de l’extérieur grâce à un spectateur de marque, Marie-Henri Beyle plus connu sous son nom de plume Stendhal. On a l’impression de se déplacer pour tour à tour se retrouver au front en plein coeur de la bataille où les hommes se livrent une lutte enragée puis à l’arrière sous la tente impériale où la tension est palpable lorsqu’il faut avaler les mauvaises nouvelles, définir la stratégie et ordonner. ...

La défence Loujine

Un dimanche, je suis tombé par hasard sur un reportage consacré à Bobby Fischer. Je suis resté scotché devant l’écran, fasciné par la vie singulière de cet homme. Pour ceux qui ne le connaitraient pas – j’en faisait partie – Bobby Fischer était un champion d’échec hors norme, l’un des plus grands de tous les temps. Il fut champion des Etats-Unis (catégorie adulte) à seulement quatorze ans. En fier représentant de son pays, il vaincu, en pleine guerre froide, l’un des maîtres de la grande école Russe Borris Spassky et devint ainsi champion du monde – un héros pour la patrie. S’en suivit une longue descente aux enfers matérialisée par une grave paranoïa. Suite à ce reportage qui m’a beaucoup marqué, je me suis mis en quête d’un livre abordant ce sujet. Je ne voulais pas lire l’histoire de Fischer que je venais de visionner et cherchais quelque chose dans le même registre. Je l’ai trouvé, il s’agit de La défense Loujine écrit par le grand écrivain Vladimir Nabokov. ...