Le journaliste qui n’est ni trop bête ni trop imbu de lui-même pour regarder les choses en face le sait bien: ce qu’il fait est moralement indéfendable.

Emmanuel Carrère a tout résumé dans cette préface à la nouvelle édition et, en tant qu’auteur de non-fiction écrivant sur des faits-divers – comme dans l’excellent L’Adversaire –, n’est d’ailleurs pas tout à fait d’accord avec cette phrase de Janet Malcolm qui constitue à la fois l’incipit et le noeud du livre. La relation particulière entre l’auteur (le journaliste) et le sujet (l’inculpé) est décortiquée dans le cadre d’une affaire particulièrement litigieuse, celle de Jeffrey MacDonald accusé d’avoir tué sa famille (sa femme enceinte ainsi que ses deux petites filles). Lors de son procès, il a passé un contrat avec le journaliste Joe McGinniss pour que celui-ci rédige un livre sur cette affaire. Il a honoré sa part du contrat, mais le contenu n’était pas du goût de l’accusé à tel point qu’il a intenté au journaliste un procès en diffamation.

L’hypocrisie est le lubrifiant qui permet à la société de fonctionner de manière agréable ; elle tient compte du fait que l’homme est faillible et réconcilie ses besoins apparemment irréconciliables d’ordre et de plaisir.

Janet Malcolm plonge à son tour dans cette affaire pour faire ce que l’on pourrait appeler du méta-journalisme – du journalisme sur du journalisme. Dans ce livre, elle revient évidemment sur cette affaire hors du commun, mais elle lui sert également de prétexte – il faut dire qu’il est difficile de mieux en illustrer les dérives – pour s’interroger sur la relation auteur-sujet qui suit un chemin sinueux entre, d’un côté la déontologie et l’éthique que se doit d’observer le journaliste, et la part d’auteur en lui qui se cherche un personnage et une histoire. Pour illustrer la liberté dont jouisse les romanciers elle cite Philip Roth qui a beaucoup joué avec cette frontière entre la réalité et la fiction avec son personnage de Nathan Zuckerman notamment dans le roman expérimental La contrevie. De sang-froid de Truman Capote qui est l’archétype de ce genre est abondamment cité, mais j’ai aussi pensé à Crime de Meyer Levin qui connaissais les protagonistes de l’affaire et également à L’Inconnu de la poste dans lequel Florence Aubenas noue une relation particulière avec l’un des suspects, l’acteur Gérald Thomassin. En résumé, un livre indispensable aux personnes qui – comme moi – s’intéressent de près au journalisme littéraire.


Janet Malcolm. Le Journaliste et l’Assassin. Traduit par Lazare Bitoun, Éditions du sous-sol, 2024.