Joe Gould était ce que l’on appelle communément un marginal qui vivait au début du XXème siècle dans le quartier de Greenwich Village, connu pour être à cette époque le repère de tout ce que New York comptait d’artistes bohèmes. Jusqu’ici rien de vraiment étonnant, la plupart des quartiers ont leurs habitués que l’on croise régulièrement et qui peuplent les bars et les bureaux de tabac. Ce qui est plus rare en revanche, c’est que Joe Gould est issu d’une lignée de médecins et qu’il a, comme son géniteur, fait ses études à Harvard. Il dit avoir renoncé à toute activité pour se consacrer pleinement à l’oeuvre de sa vie, la rédaction d’un livre unique par son ampleur qu’il a intitulé Histoire orale de notre temps. Son ambition est de retranscrire des conversations et des réflexions qui disent selon lui plus de l’époque qu’un livre d’histoire. Lorsqu’il n’est pas occupé à boire un coup ou à récolter quelques subsides pour s’adonner à cette occupation, il consacre tout son temps à la rédaction de son livre sur des cahiers d’écolier qu’il garde jalousement dans sa sacoche en cuir qui ne le quitte jamais ou qu’il cache chez divers habitants du Village.

Le journaliste Joseph Mitchell s’intéresse et entretient des relations avec Joe Gould dans le but d’écrire un long article sur l’auteur et son oeuvre – dont personne n’a encore pu lire plus que quelques fragment – pour le New Yorker. Ce genre de personnes qui se retrouvent poussées en marge par la force centrifuge de la société nous apprennent beaucoup sur nous-même et donnent à penser. Je suis passé par plusieurs phases lors de la lecture, du jugement à la compassion, du sourire à la tristesse. Il se pourrait bien que le vieux Joe ait réussi son coup, au nez et à la barbe des ses détracteurs, il est passé à la postérité.


Joseph Mitchell. Le Secret de Joe Gould. Traduit par Lazare Bitoun, Éditions du sous-sol, 2021.