C’est chouette d’être reconnu. Mais assez dur d’être vu derrière un masque de souris! Le livre me menace, on dirait, comme mon père jadis. Journalistes et étudiants veulent encore des réponses aux mêmes questions.
Pourquoi la BD ?
Pourquoi les souris ?
Pourquoi l’Holocauste ?
[…]
Mais je vais tâcher de répondre de mon mieux. Comme ça, quand on me demandera à l’avenir, je répondrai peut-être juste plus jamais !
Voilà les questions centrales de ce livre adressées sous la forme d’une interview de Art Spiegelman menée par Hillary Chute qui est une universitaire spécialiste de l’oeuvre – le livre parle de lui-même sur ce point. Ce n’est donc pas une bande dessinée, mais un livre d’entretien très complet, précis et documenté consacré au chef-d’oeuvre de la bande dessinée Maus – un livre sur un livre donc un métalivre d’où son titre. Une fois le livre ouvert et les premières pages lues, il devient évident que ce livre est un complément indispensable à la bande dessinée car il permet de prendre encore plus conscience de la richesse de l’oeuvre. Même s’il est réalisé sous la forme d’un long entretien il s’agit vraiment d’un essai consacré à l’oeuvre tant cet ouvrage est riche, précis et éclairant – un entretien de l’auteur qui a lui-même réalisé l’entretien de son père pour écrire son livre. Il explore toutes les sphères dans lesquelles s’inscrit le livre (mémoire, histoire, bande dessinée, art, etc.) qui a demandé à son auteur pas moins de 13 années de travail. J’ai trouvé dans ce livre tellement de choses pertinentes que j’ai abusé des citations dans cet article – ils en parlent mieux que moi.
C’est d’abord une prise de conscience forte sur l’étendu des crimes perpétrées à l’échelle d’une population.
“Génocide” est un terme qui fut inventé après la Seconde Guerre Mondiale pour désigner précisément ce qui était arrivé aux juifs, car il n’existait pas de mot pour un crime perpétré à une telle échelle: la tentative d’exterminer un groupe ethnique dans sa totalité.
Mais aussi à l’échelle de sa famille. La vision de l’arbre généalogique de la famille avant et après la guerre est glaçante et l’occasion de visualiser très concrètement l’impact de l’Holocauste sur cette une famille.
La déshumanisation est inhérente au projet d’extermination dans son ensemble – l’Amérique a diabolisé les Japonais durant la Seconde Guerre mondiale (c’est ce qui nous a conditionnés à lâcher la bombe sur Hiroshima) et les photos de torture à Abou Ghraib laissent penser que ce n’est pas fini. L’idée que les juifs étaient toxiques, porteurs de maladie, de dangereuses créatures infra-humaines, fut un prérequis à l’extermination de ma famille.
Utiliser des personnages anthropomorphes n’est pas un choix anodin car le choix de l’animal n’est jamais innocent et a un fort impact sur la perception du lecteur. Art Spiegelman en parle longuement au cours de son entretien.
Bien que les personnages n’aient pas la tête rasée, l’effet des têtes de souris presque toutes identiques est analogue à la déshumanisation des prisonniers obtenue en leur rasant la tête, et, ainsi rendus anonymes, plus difficiles à reconnaître comme individus.
Il y a des explication très pointues sur la mise en page des planches et notamment celles concernant les planches où certaines cases disparaissent pour laisser la place à un élément auquel se réfère mentalement Art (celui à qui son père explique) pour essayer de comprendre. C’est par exemple le plan d’Auschwitz ou le schéma du bunker dans lequel il s’était réfugié.
J’ai travaillé avec la métaphore selon laquelle chaque case était analogue à un mot, chaque bandeau à une phrase, et chaque planche à un paragraphe. C’est une métaphore imparfaite, mais bon, Maus aussi est imparfait.
La partie consacrée à la transposition des entretiens en BD est extrêmement riche. Il y a évidemment la culpabilité du survivant, mais aussi la volonté farouche, l’obsession, de ne pas déformer la réalité, le récit des survivants.
Il ne faut pas livrer une expérience faussée ; mieux vaut faire part ouvertement de la problématique inhérente à la reconstruction de cette expérience. Ça n’a jamais vraiment été une question pour moi ; il était clair d’emblée qu’il me faudrait rapporter les conditions du récit en même temps que le récit. […] Tout ce qui est dessiné comme étant le passé dans l’histoire que raconte Vladek [c’est le père de Art] est très clairement une tentative par le fils de montrer ce que le père raconte. Ce qui offrait une marge à l’intérieur de laquelle opérer authentiquement. Le fait qu’on vous dise que j’essaye de vous montrer ce que je comprends de ce que Vladek me raconte est incrusté dans l’étoffe même du récit, et permet que ce récit soit dit.
En refermant ce livre on n’a qu’une envie, celle de relire Mauss avec un oeil plus affuté pour profiter pleinement de tout le travail, de chaque détail qui a fait de cet oeuvre le monument qu’elle est devenue.
Art Spiegelman. MetaMaus. Flammarion, 2012.