En littérature comme ailleurs il faut dépasser ses préjugés. Et je dois avouer que sur ce point, Kevin Lambert m’a donné une bonne leçon. Lorsque j’ai vu apparaître son visage dans les journaux et sur les écrans suite à la polémique déclenchée par son collègue écrivain Nicolas Mathieu à propos de l’intervention d’un sensitive reader – et donc d’une suspicion de censure, gros mot de la littérature – dans le processus d’édition du livre du québécois. La polémique a souvent l’effet inverse de celui recherché et un doute a commencé à poindre dans mon esprit. Et si je passais à côté de quelque chose ?
L’écriture est déroutante au premier abord. Le début du livre surtout et sa narration portée par le vent emporte le lecteur jusqu’à presque l’étouffer. Mais il faut résister car cette tempête de phrases se calme peu à peu, pour laisser la place à un flot bien plus facile à suivre. Alors on ne peut qu’admirer le travail de l’auteur qui excelle dans plusieurs registres, celui de l’écriture, de la construction de son livre et de la connexion avec son époque. Cette dernière qualité s’explique facilement par sa jeunesse, mais il faut tout de même être doté d’une sensibilité exacerbée pour en capter tous les signaux – ce n’est pas pour rien qui revient longuement sur Proust. Pour le reste, paradoxalement, ce sont souvent des signes de la maturité et il faut dire qu’il est impressionnant de maîtrise – même si certains pourraient lui reprocher d’en faire un peu trop. Ses personnages sont simplement esquissés et pourtant parfaitement incarnés alors qu’il aurait facilement pu tomber dans les stéréotypes. Le prisme de l’architecture qu’il a choisi pour articuler son roman constitue, avec l’urbanisme, le point névralgique des clivages sociaux et des marqueurs de classe. Que notre joie demeure, que les privilèges ne soient jamais abolis. C’est l’un des meilleurs romans que j’ai lu cette année.
Lambert, Kevin. Que notre joie demeure. Nouvel Attila, 2023.