Emmanuel Carrère serait-il en train de concurrencer Christophe André sur son terrain ? J’ai beaucoup d’admiration pour lui – je parle d’Emmanuel Carrère sans dénigrer Christophe André – et je considère qu’il est, avec Michel Houellebecq, l’un des plus grands auteurs français de sa génération, j’ai aussi beaucoup de goût pour son travail et notamment pour ses derniers livres qui ne sont pas des romans – j’ai terminé mon disclaimer. Mais avec Yoga, j’ai eu la désagréable impression que ce livre n’avait pas de sujet, qu’il était un conglomérat, plus proche d’un journal – d’ailleurs les courts chapitres dont les titres s’enchaînent sans saut de page rappellent le format du journal –, fait d’un livre sur le yoga avorté, d’une expérience de la dépression vécue à un moment de la vie et de la confrontation avec le malheur à l’état brut, celui des réfugiés que l’on nomme aussi les migrants.

[…] j’ai commencé à recopier et mettre bout à bout les fichiers à première vue disparates qui allaient composer ce livre que vous lisez: fichier sur Vipassana et sur le yoga, fichier sur ma dépression et sur mon hospitalisation à Sante-Anne, fichier sur mon séjour à Léros [île grecque hébergeant un camp de réfugiés].

En fait je pense que le liant et l’intérêt de mêler ces sujets vient de la conviction d’Emmanuel Carrère

[ …] quand on parle de deux choses en disant qu’elles n’ont rien à voir, il y a de fortes chances pour qu’elles aient tout à voir, au contraire […]

Et donc très certainement de l’opposition entre le malheur ordinaire et le malheur névrotique. L’auteur fait d’ailleurs le parallèle avec l’un de ses précédents ouvrages D’autres vies que la mienne1 dans lequel il se confrontait à celui bien concret des personnes dont il racontait les histoires et on sent que c’est un sujet qui le taraude.

J’ai beaucoup répété qu’il faut respecter ses souffrances, ne pas les relativiser, que le malheur névrotique n’est pas moins cruel que le malheur ordinaire, mais quand même : rapporté à l’arrachement qu’ont vécu et que vivent ces garçons de seize ou dix-sept ans, un type qui a tout, absolument tout pour être heureux et se débrouille pour saccager ce bonheur et celui des siens, c’est une obscénité que je me vois mal leur demander de comprendre et qui donne raison au point de vue de mes parents selon lequel, pendant la guerre, on n’avait pas tellement le loisir d’être névrosé.

Au début, il nous embarque avec son phrasé, sa façon de raconter, sa voix je serais-je tenté de dire, cette fameuse écriture dont le regretté Paul Otchakovsky-Laurens disait “reconnaissable entre toutes mais impossible à caractériser”, puis, passé le plaisir des retrouvailles, le début est un peu poussif, on sent que le projet du livre est un poil bancal, un poil forcé. Pendant les 90 premières pages ce n’est donc pas le nirvana – pour rester dans le thème. Je me souviens, c’était pareil dans le Royaume, les cent premières pages n’étaient les meilleures, mais ici l’amélioration n’est pas flagrante, même si je trouve la fin plus réussie et même si il y a de très belles choses comme cette phrase qui me rappelle le début de L’Adversaire.

Soumission est paru le 7 janvier, c’est-à-dire que le matin du 7 janvier il n’y a pratiquement plus eu un seul autre livre dans les librairies françaises, plus un seul autre sujet dans les médias français, et c’est le 7 janvier aussi, à 11 h 20, que deux hommes cagoules, armés de kalachnikov, on fait irruption dans la salle de rédaction de Charlie Hebdo, au premier étage d’un triste petit immeuble moderne de la rue Nicolas-Appert, près de la République, tué douze personnes et grièvement blessé cinq autres.

Bon je vous laisse, j’ai mon cours de Tai chi qui va commencer. Si vous n’êtes pas assez déprimé, je vous conseille un très bon livre sur la dépression, Face aux ténèbres de William Styron.

Est-ce un roman?

Cette question au moment de l’attribution du Goncourt va être importante. Voir mon article consacré au livre Le Sillon dans lequel j’abordais assez longuement le sujet des prix littéraires. Si Emmanuel Carrère dit ne plus avoir écrit de fiction depuis La classe de neige, curieusement il tient à préciser dans ce livre qu’il contient une part de fiction.

[…] soulager ma conscience en avouant que […] est un personnage de roman. […] C’est ce qui arrive, fatalement je crois, dès qu’on commence à changer les noms propres: la fiction prend le pouvoir et, comme disait Emmanuel Guilhem, c’est la porte ouverte à toutes les fenêtres. […]
C’est une question que je me suis souvent posée, en particulier quand j’ai travaillé sur les Évangiles : est-ce qu’il y a un critère qui nous permet de deviner si une histoire que nous lisons est véridique ou fictive?

Si l’on considère que le Goncourt se sert de l’argument de la fiction pour établir sa liste, cette information peut revêtir une certaine importance. De mon point de vue, il s’agit d’une autofiction2 c’est-à-dire dans ce cas – car il y a plusieurs définitions – d’un récit romancé.

[…] l’autofiction est un récit dont les caractéristiques correspondent à celles de l’autobiographie, mais qui proclame son identité avec le roman en reconnaissant intégrer des faits empruntés à la réalité avec des éléments fictifs […]


Carrère, Emmanuel. Yoga. P.O.L, 2020.


  1. Carrère, Emmanuel. D’autres vies que la mienne. P.O.L , 2009. ↩︎

  2. Il s’agit en clair du croisement entre un récit réel de la vie de l’auteur et un récit fictif explorant une expérience vécue par celui-ci (Wikipédia). ↩︎