Le mot qui revient le plus souvent lorsque l’on entend parler de ce livre est érudition. Et, après seulement quelques pages, on comprend pourquoi et on ne peut que se rallier à cette opinion. C’est vrai que c’est surprenant, impressionnant – et beaucoup d’autres superlatifs – et même si l’on sait que Mathias Enard est un spécialiste de l’Orient, on se demande comment il a fait pour réunir dans ce roman une telle somme de connaissances, d’anecdotes, d’histoires – avec un petit et un grand H –, bref de tout, une somme, un monde. Le sujet de ce roman, qui a reçu le prix Goncourt en 20151, son thème, est l’Orient et plus spécifiquement l’orientalisme qui est un mouvement culturel occidental – au sens large – manifestant un attrait pour la culture orientale. Après la lecture de ce livre je me risque à en donner ma propre définition: “L’Orient fantasmé par les occidentaux” – éminemment subjective, réductrice et donc critiquable.
L’histoire est celle de Franz Ritter un musicologue viennois qui est victime, comme souvent, d’une nuit d’insomnie. Le roman est le récit de cette nuit éveillée lors de laquelle les souvenirs et les regrets concernant la belle Sarah se mêlent à ceux des voyages en Orient. Lorsque l’on ne dort pas, tout se bouscule dans la tête, une pensée en chasse une autre et l’imagination prend parfois le pas sur la lucidité. Ce procédé, parfaitement exploité par Mathias Enard, donne lieu à des récits enchâssés, des digressions. On passe en une phrase de la petite – personnelle – à la grande histoire. Tout se mélange, se mêle en un tourbillon étourdissant porté par une langue, un souffle, magnifique – il n’y a pas d’autres mots. On est en plein courant de conscience dans la tête d’un intellectuel spécialiste de l’Orient. Dire que ce n’est pas un livre qui plaira à tout le monde est un gros euphémisme, il faut accepter de se laisser divaguer avec l’insomniaque, de ne pas tout saisir. Au travers de l’évocation décousue de ces souvenirs guidée par les divagations d’un cerveau fatigué qui ne parviens pas à se reposer, on reconstituera peu à peu une histoire, une très belle histoire d’amour, très pure. Si l’on accepte de s’y perdre, on aura le bénéfice de se laisser bercer par la musicalité des mots, des noms de lieux, de musiques, de musiciens, de livres, de la culture portée à son paroxysme. Les ambiances, de celle de la chambre au centre d’un Vienne pluvieux à celles évoquées dans les souvenirs offrent au lecteur une immersion totale dans un autre univers. Et, petit à petit, au milieu de ce tourbillon vous parviendrez à tirer un peu de l’essence de ce livre.
C’est assez évident, mais ça m’est apparu avec encore plus de force lorsqu’il a été question de Palmyre, la cité antique. Les lieux qu’il nous raconte sont dans leur grande majorité en proie à la guerre et à la violence et, pour certains, ont été détruits à tout jamais alors qu’ils avaient traversé tant de siècles et étaient l’héritage de cette ancienne culture que certains veulent manifestement voir disparaitre.
P.-S.: Un grand merci à ma mère pour ce beau cadeau dont je garderai longtemps le souvenir et que je relirai très certainement un jour.
P.-P.-S.: Cet article est le 400ème publié en un peu moins de 10 ans (2007-2017) ! Au cours de ces années je suis passé par différentes phases – et aussi par pas mal d’insomnies –, mais la rédaction de ces articles a toujours été un point d’ancrage, un moment de plaisir, de calme et de réflexion. Je n’ai jamais eu d’autres ambitions que celle-ci et celle de garder une trace de mes lectures et de mes impressions. Si en plus en plus ils pouvaient transmettre quelque chose, piquer la curiosité, donner le goût de lire, j’en serais ravi.
Mise à jour
En écoutant la masterclass qui lui est consacrée sur France Culture, j’ai appris que ce livre avait un rythme, comme une musique, de 90 secondes par page – on lit le livre presque en temps réel, je dirais un peu en accéléré puisqu’une page se lit en ~ 60 secondes.
J’ai d’abord eu l’idée de faire courir dans la marge des partitions, comme la bande son que Franz, musicologue, écouterait au fil de sa nuit. Finalement j’ai trouvé cela prétentieux, mais j’ai conservé l’idée du métronome pour que le temps s’écoule de manière vraiment marquée. J’ai donc pris un temps à la page, comme on fait en musique et je suis à 90 secondes par page.
– source
Mathias Enard, Boussole, Actes Sud, 2015, 480 p, Amazon.
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L’érudition de ce livre n’est d’ailleurs pas sans rappeler – même si elle n’est pas vraiment comparable car très au dessus à mon sens – celle d’un autre Goncourt remporté par Actes Sud en 2012, le premier de la maison je crois, par Jérôme Ferrari avec le Sermon sur la chute de Rome. La qualité éditoriale finit par payer. ↩︎