Une histoire d’amour, celle de Maryann et de Raymond. Une histoire qui a démarré un peu trop vite. Raymond et Maryann sont mariés lors de la naissance de leur deuxième enfant, Raymond a 20 ans et Maryann deux ans de moins que lui.
On était des gamins, avec deux enfants arrivés trop tôt. Qu’est-ce que vous faites quand la route se resserre et que vous ne pouvez plus reculer ?
Raymond avait une destinée, celle d’être écrivain. Ce métier, surtout lorsque l’on n’est pas connu et que l’on n’a pas d’argent, est difficilement compatible avec la vie de famille. Alors, ils ont dû cumuler les petits boulots, mettre de côté les études, pour subvenir aux besoins de leur famille. Les journées sont longues et pénibles, il est difficile de se concentrer. Qu’importe Raymond écrira quand même.
Courir d’une tâche à l’autre, d’un enfant à l’autre, de Théo à Sophie et de Sophie à Théo. Comment je vais pouvoir écrire ? Pas même un roman, je n’espère plus ça, mais des nouvelles, des histoires qui s’écrivent en peu de temps.[…] On avait des ambitions, des rêves à revendre. Maintenant on a trois crédits à rembourser, plus de quoi à payer le chauffage et le lave-linge est parti avec l’huissier. Aucun magazine ne publie mes nouvelles. Rien ne bouge, je n’écris plus, je suis pieds et poings liés.
La rencontre avec le troisième protagoniste de cette histoire, l’éditeur Gordon Lish, sera déterminante. Voici l’un des propos croustillant que lui prête l’auteur.
Elle frotte son museau contre la vitre – c’est une image, n’en abusez pas, je dis à mes étudiants. Une image est un grain de beauté, près d’une autre elle devient une verrue.
Elle propulsera Raymond Carver sur le devant de la scène, lui qui reste aujourd’hui l’un des plus grands nouvellistes américain. Gordon a récolté le surnom de “ciseaux” à force de pratiquer des coupes franches dans les textes des auteurs qu’il publie.
La vie de Carver sacrifiée par l’alcool et la souffrance, la relation avec son éditeur, tout cela soulève bien des questions. Faut-il souffrir à ce point pour être un génie ? Serait-il devenu Carver sans cette vie ? Les coups de ciseaux de Lish ont-ils sublimé ou au contraire dénaturé l’oeuvre de Carver pourtant connue pour son minimalisme ? Est-ce que le comportement de Lish était lié à une frustration par rapport à sa propre carrière d’écrivain ? Stéphane Michaka donne des éléments de réponse à toutes ces questions, et à bien d’autres encore, à travers ce très bon livre qui demeure un roman bien qu’il contienne de nombreux éléments biographiques. L’une de ses réussites est sa forme. L’auteur a fait le pari risqué, mais réussi, de donner tour à tour la parole aux quatre protagonistes de cette histoire – je n’avais pas encore parlé de la poétesse Tess Gallagher. Mais ce n’est pas tout, il a repris à son compte l’art de la nouvelle de Carver pour l’utiliser dans son roman et alimenter le récit. Il souligne ainsi le lien étroit entre la vie et l’oeuvre de Carver – lisez les nouvelles de Carver pour vous en convaincre.
C’est un très beau roman, très touchant qui ouvre en grand une porte sur l’oeuvre de cet immense écrivain. Au delà du plaisir de lecture qu’il procure, il donne envie – et je ne peux que vous y encourager fortement – de se plonger dans l’oeuvre de Carver.
Les éditions françaises étant trop onéreuses, j’ai opté pour celle en anglais proposée par la Library of America. Il s’agit d’une maison d’édition à but non lucratif – eh oui ça existe – dont la mission est de préserver le patrimoine de la littérature américaine. Elle propose une très belle collection, ressemblant à celle de la Bibliothèque de la Pléiade, d’ouvrages reliés, imprimés sur papier bible a des prix vraiment très abordables – rien à voir avec la Pléiade de ce côté là. Outre son exhaustivité et de façon à ce que chacun puisse se faire sa propre idée, ce Raymond Carver: Collected Stories1 contient la version originale Beginners et la version découpée par Lish What We Talk About When We Talk About Love du recueil de nouvelles Beginners dont la nouvelle éponyme découpée par Lish sert à illustrer la couverture de Ciseaux.
Stéphane Michaka, Ciseaux, Fayard, 2012, 272 p, Amazon.