Faire marcher la machine, l’améliorer sans cesse et lui extorquer des résultats, il n’y a que ça qui compte et sans doute est-ce pour ça que, franchement, il n’est pas beau à voir. C’est qu’il se fout de tout le reste. Cette machine est un moteur exceptionnel sur lequel on aurait négligé de monter une carrosserie. Son style n’a pas atteint ni n’atteindra peut-être jamais la perfection, mais Émile sait qu’il n’a pas le temps de s’en occuper : ce seraient trop d’heures perdues au détriment de son endurance et de l’accroissement de ses forces. Donc même si ce n’est pas très joli, il se contente de courir comme ça lui convient le mieux, comme ça le fatigue le moins, c’est tout. […] Je courrai dans un style parfait quand on jugera de la beauté d’une course sur un barème, comme en patinage artistique. Mais moi, pour le moment, il faut juste que j’aille le plus vite possible.
Celui qui est appelé ici par son prénom francisé en Émile porte un nom mondialement connu: Zátopek.
Ce nom de Zatopek qui n’était rien, qui n’était rien qu’un drôle de nom, se met à claquer universellement en trois syllabes mobiles et mécaniques, valse impitoyable à trois temps, bruit de galop, vrombissement de turbine, cliquetis de bielles ou de soupapes scandé par le k final, précédé par le z initial qui va déjà très vite : on fait zzz et ça va tout de suite vite, comme si cette consonne était un starter. Sans compter que cette machine est lubrifiée par un prénom fluide : la burette d’huile Émile est fournie avec le moteur Zatopek.
En dehors de l’aspect purement sportif et de l’exemple quasi absolu de dépassement de soi que fut Emil Zátopek, le contexte historique et politique dans lequel il a évolué joue un rôle important et est bien mis en avant dans ce livre. L’annexion de son pays, la Tchécoslovaquie, par l’Allemagne Nazie puis les événements du Printemps de Prague pendant lesquels il prendra position et subira la répression soviétique (il fut radié de l’armée et forcé à travailler) sont deux événements majeurs de cette période.
On apprend donc plein de choses en lisant ce court texte bien écrit – comme toujours chez Jean Echenoz. En quelques pages on prend surtout une belle leçon de courage, d’abnégation et, cerise sur la gâteau, de modestie. Respect Emil et merci Jean de lui avoir rendu ce si bel hommage.
Une dernière chose, Courir est le deuxième volet de la trilogie des Vies imaginaires. Le premier est Ravel1 dont j’ai parlé ici – le dernier, Des éclairs est encore dans ma pile.
Jean Echenoz, Courir, Minuit, 2008, 141 p, Amazon.