En lisant un article du New York Times relatant la mort d’un homme suite à l’explosion d’une bombe, Peter Aaron réalise avec effroi que c’est de son ami Ben Sachs qu’il s’agit. Avant que la police ne parvienne à identifier la victime et à comprendre l’affaire, il entreprend la rédaction de l’histoire de son ami inextricablement liée à la sienne. Comment un écrivain reconnu comme Benjamin Sachs a pu finir en miettes, littéralement soufflé par une explosion ?
Le narrateur est donc un protagoniste du roman mais en est aussi l’auteur. C’est d’ailleurs le narrateur, Peter Aaron, qui donne, pour une raison bien précise, le titre de Léviathan à ce récit d’une plongée vertigineuse dans les abymes. Nous sommes donc dans une métafiction, sujet que j’avais déjà évoqué et qui a été commenté dans l’article consacré à La caverne des idées. Habitué du genre, Paul Auster ne s’est pas arrêté là et a souhaité brouiller encore un peu plus les pistes en s’identifiant au narrateur:
- Il s’appelle Peter Aaron et porte donc les mêmes initiales que Paul Auster,
- Sa femme se prénomme Iris, anagramme du prénom que porte la femme de Paul Auster Siri,
- Peter Aaron est écrivain et traducteur tout comme son créateur,
- Celui-ci dit avoir passé, comme Paul Auster, plusieurs années en France à vivre au jour le jour de quelques traductions.
Cette fragilité de la frontière entre réalité et fiction est soulignée par Paul Auster dans un curieux remerciement figurant au début du livre:
L’auteur remercie tout spécialement Sophie Calle de l’avoir autorisé à mêler la réalité à la fiction.
Paul Auster s’adresse ici à l’artiste du monde réel Sophie Calle, qui lui a servi de modèle pour le personnage de Maria. L’artiste s’est prêtée au jeu et lui a habilement renvoyé la balle en s’inspirant du livre pour réaliser une série de photos à la manière de Maria (le personnage du livre) ! Reste à savoir si la liaison entre Peter et Maria est ou non une pure invention de l’auteur …
On retrouve encore une fois chez cet auteur la thématique du hasard dans la démonstration qu’un enchaînement d’évènements mineurs peut avoir des conséquences dramatiques. Le hasard devient même le personnage principal du livre tant sa cruauté aveugle est mise en avant. L’écriture, simple au premier abord, se révèle extrêmement efficace. Le schéma narratif parait décousu et s’apparente à une suite de digressions et autres anecdotes. Le récit de ces évènements semblant naviguer au gré des pensées du narrateur est en fait savamment étudié et parfaitement orchestré. Il produit les effets escomptés, une impression de réalisme saisissante et un intérêt sans cesse ravivé tant l’on progresse dans l’histoire de manière non linéaire. La prose de Paul Auster sonne tellement juste que l’on ne peut s’empêcher de penser que l’on a un trait de caractère ou une anecdote en commun avec l’un ou l’autre des personnages. Que dire de plus de ce merveilleux livre si ce n’est qu’il est très fort, passionnant, intelligent et qu’il faut le lire absolument. Paul Auster confirme avec ce roman – prix Médicis étranger 1993 – qu’il est l’un des plus grands écrivains de sa génération.
Paul Auster, Léviathan, traduit par Christine Le Boeuf, Actes Sud, 1994, 396 p, Amazon.