Ce livre nous raconte le moment où les nazis se trouvant sur le seuil des Enfers ont poussé la porte et l’ont franchie. Il s’intéresse à une période temporelle très courte en comparaison du vaste carnage qui va suivre. Lorsque les nazis ont préparé et réalisé l’annexion de l’Autriche, opération connue sous le non d’Anschluss, début d’un long processus destructeur qui mènera à l’horreur que nous connaissons.

Au sein de cet espace-temps, Éric Vuillard met en lumière deux choses. La première, celle par laquelle débute ce livre avec la montée solennelle des 24 chefs d’entreprise le long du grand escalier est la contribution de l’économie allemande à l’effort de guerre. Ça c’est la version consensuelle. L’auteur préfère montrer comment ces capitaines d’industrie ont accepté sans broncher de mettre la main au portefeuille pour financer les projets des nazis et comment ils ont été payés en retour à grand renfort de main d’oeuvre gratuite et corvéable à merci puisque prise directement dans les camps. Dans ces conditions, elle ne durait pas longtemps, mais qu’importe, les nazis étaient là pour réapprovisionner.

Ils s’appellent BASF, Bayer, Agfa, Opel, IG Farben, Siemens, Allianz, Telefunken. Sous ces noms, nous les connaissons. Nous les connaissons même très bien. Ils sont là, parmi nous, entre nous. Ils sont nos voitures, nos machines à laver, nos produits d’entretien, nos radios-réveils, l’assurance de notre maison, la pile de notre montre. Ils sont là partout sous forme de choses. Notre quotidien est le leur. Ils nous soignent, nous vêtent, nous éclairent, nous transportent sur les routes du monde, nous bercent. Et les vingt-quatre bonshommes présent au palais du président du Reichstag, ce 20 février, ne sont rien d’autre que leur mandataires, le clergé de la grande industrie ; ce sont les prêtres de Ptah. Et ils se tiennent là impassibles, comme vingt-quatre machines à calculer aux portes de l’Enfer.

La seconde concerne l’Anschluss, comment cette opération a été menée. Comment l’Allemagne est parvenue à ses fins par de la manipulation en exploitant les faiblesses des dirigeants autrichiens. Au bluff en somme. Comment la grande entrée de l’armée allemande dans Vienne a bien failli faire capoter la grande entreprise de propagande nazie.

Car si la compagnie autrichienne refusait à présent de fournir les Juifs, c’est qu’ils se suicidaient de préférence au gaz et laissaient impayées leurs factures. Je me suis demandé si cela était vrai – tant l’époque inventa d’horreurs, par un pragmatisme insensé – ou si c’était seulement une plaisanterie, une plaisanterie terrible inventée à la lueur de funestes chandelles. Mais que cela soit une plaisanterie des plus amères ou une réalité, qu’importe ; lorsque l’humour incline à tant de noirceur, il dit la vérité.

Tout ceci est raconté dans un format serré en choisissant le genre du récit. Mais un récit non conventionnel car Éric Vuillard ne se contente pas de relater les faits, il commente, donne son avis, éclaire et juge. Et c’est l’un des grand intérêt du livre. Pour cela, il s’appuie sur une belle écriture, solennelle, mais sans trop d’emphase. C’est un véritable coup de coeur pour moi, non seulement pour le livre, mais aussi pour cet auteur que je ne connaissais pas. En parcourant son oeuvre, j’ai cru comprendre qu’il s’est intéressé, comme il l’a fait avec L’ordre du jour à des moments clés de l’histoire. Je me frotte les mains d’avance à l’idée de me plonger dans ses autres ouvrages. J’ai la conviction d’avoir rencontré un grand auteur.


Eric Vuillard, L’ordre du jour, Actes Sud, 2017, 160 p, Amazon.